Romancier, poète, amoureux du soleil et de la vie, Jean-Claude Izzo qui avait fait de Marseille un personnage de roman à part entière teintait ses mots au noir de l'existence et à la lumière des rêves.
De son personnage Fabio Montale, " disparu " à la fin de Soléa, Jean-Claude Izzo n'a jamais voulu dire qu'il était mort. L'écrivain a succombé mercredi matin, lui aussi a " disparu ".
· cette heure, on se rappelle la phrase d'un Américain - écrivain, poète - qui disait : " Quand je confie à un Français que je suis amoureux, on me demande toujours de qui, ou de quoi ? Sans doute que je comprends mal le sens du mot amoureux en français. "
C'est probablement comme ça qu'Izzo concevait le monde, Marseille, l'écriture, les amis : " amoureux " au sens plein. Derrière l'âme sombre, " versant désespoir " - pas aussi noir que ses romans, que Montale, du nom d'un poète ligure -, Izzo était un amoureux, qui pensait que nous étions tous des marins perdus mais que nous pouvions vivre humainement au-delà des exils et des souffrances. Ce qu'a réalisé Jean-Claude Izzo, c'est un long chemin, aussi douloureux fût-il, en compagnie des mots, de la langue. Il se concevait avant tout comme poète, l'écriture devant être cette voie qui mène au cour de toute chose, une exploration de l'énigme du monde. Personnage mélancolique certes, il était aussi - surtout - du côté de la lumière, dans le vaste théâtre d'ombres qu'est l'existence.
Il se considérait comme un " vrai Marseillais ", c'est-à-dire à moitié espagnol, à moitié italien, et à moitié le reste du monde. Loin de mythifier sa ville, il la " tutoyait ", il la respectait aussi et avec cette affection qui définissait presque à elle seule le personnage, il écrivait : " Marseille exagère, toujours. C'est son fond. " Il disait son personnage piégé par la ville, une ville de tragédies, au sens grec du terme. Marseille, " contexte " de ses récits, est quasiment devenue " texte ". Izzo était, le plus simplement du monde, un homme révolté, dont les mots, les histoires semblaient nées pour stigmatiser, voire flinguer les maux de ce siècle. Il n'était pas homme de statu quo, et tout en saisissant, comme des instantanés, les permanences de ce monde, il forçait toujours un peu plus sur les fissures. Un écrivain politique, qui se méfiait de tout pouvoir, qui écorchait les institutions, d'Euroméditerranée à l'Institut de la mode sur la Canebière. S'élevant constamment contre cette politique d'image orchestrée par les instances locales, qui vendent Marseille " pluriculturelle, battante, etc. " comme un vulgaire produit de marketing, il n'avait de cesse de dire une autre histoire, de raconter une ville amputée constamment par les promoteurs, abandonnée par les " responsables politiques ". Il n'a jamais cessé de s'insurger contre les " provençalistes ", qui cherchent à tirer Marseille vers les terres alors qu'elle aspire à larguer les amarres pour rejoindre " l'autre rive ". Assumant, tant dans ses écrits que dans sa vie, la possibilité d'un changement de monde, utopiste jamais naïf, il a cru dans le poids et le pouvoir du " Je ", sans lyrisme " fabriqué ". Ironie du destin, qu'il avait défini dans sa philosophie littéraire comme incontournable : il avait peut-être anticipé sur le sien propre en écrivant le Soleil des Mourants, à cet inoubliable prologue, proche d'une ouverture musicale, pour un roman - comme ses précédents - de la dernière chance.
Dans une nouvelle extraite de Vivre fatigue, il écrivait : " J'avais envie d'aller me perdre dans Marseille. Dans ses odeurs. Dans les yeux de ses femmes. Ma ville. Je savais que j'y avais rendez-vous avec le bonheur fugace des exilés. Le seul qui m'allait. "
On lui avait reproché de " récupérer " le " phénomène SDF " dans le Soleil des mourants. Mais le soleil, lui, ne meurt pas : c'est ça, surtout, qui est lisible chez l'écrivain, à travers les errances de ses " clochards célestes ", selon les termes de Kerouac. On pense aussi à cette phrase d'Hemingway : " Un homme peut être détruit mais non vaincu. " Là est la véritable lumière des livres d'Izzo. La vraie maladie, c'est sans doute le " cancer des villes ". Comme la " littérature doit dire le monde ", selon les mots de son ami Michel Le Bris, nous continuons à affirmer - même si l'on continue d'être taxé de " galéjeur ", même si d'autres appellent ça la " surévaluation " - qu'Izzo a bâti une grande ouvre, au-delà de toute prétendue " école du polar marseillais ". Mais écrire sur la condition humaine est, hélas, galvaudé.
Au début du Soleil des mourants, Titi, le " sans ", n'a même plus la force de parler. C'est aussi pour cela qu'Izzo écrivait, pour ceux qui n'ont plus la force de parler. Sur Montale, Izzo nous confiait tantôt : " A Marseille plus qu'ailleurs, les personnages sont déterminés par la ville. D'une certaine manière, ils ne peuvent pas échapper à l'histoire de la ville, à l'exil de leurs pères. Montale est attaché à une histoire qui n'existe plus, à laquelle il est fidèle. Tant qu'il y a quelqu'un de vivant et qu'il connaît, dans cette ville, il en est prisonnier. Montale est la somme de toutes les nostalgies, les rêves et les espoirs des marseillais ".
Il restera une voix unique dans le paysage du polar, cette littérature dite " de gare ", qui n'aime pas les trains qui partent ou arrivent à l'heure, qui voyage en troisième classe, et souvent sans billet, qui refuse la fixation des règles, du bien et du mal, où la transgression n'est jamais si clairement définie comme le Mal. " Je ne fais pas de différence entre le polar et la poésie, nous disait-il encore. J'ai écrit des polars parce que j'ai écrit de la poésie, et c'est comme une tentative d'approcher des émotions. En ce sens, c'est une démarche poétique : j'essaie de parler de mes regards sur les lieux. "
Quelques jours avant Noël, affaibli, le visage toujours aussi étonnamment souriant, il nous proposait quand même un apéro chez lui, parce que la date avait été repoussée maintes fois. Et il ne voulait pas d'histoires à peine ébauchées, il ne s'en contentait pas... Et l'on s'est remémoré cette blague entre nous, une bévue : ce déjeuner, chez moi, il y a trois ans, où j'avais oublié d'acheter de l'ail... Souvenir-plaisanterie fréquent lorsque nous nous voyions. Alors, j'irai - peut-être - porter une gousse d'ail sur ta tombe...
Salut à toi.