L'homme qui a fait entrer la littérature marocaine dans la modernité est mort dimanche 1er avril, dans la Drôme, où il résidait. Il était âgé de 81 ans. Sa dépouille mortelle devrait être rapatriée au Maroc pour y être inhumée.
Né à Mazagan - aujourd'hui El-Djadida, au Maroc -, Driss Chraïbi effectue ses études secondaires au lycée Lyautey de Casablanca. En 1945, il quitte son pays natal pour la France dans le but d'y poursuivre des études de chimie. Une fois son diplôme d'ingénieur acquis, en 1950, il abandonne pipettes et paillasse pour se tourner rapidement vers le journalisme et la littérature.
Dès 1954, en effet, semant le vent, Chraïbi récolte la tempête avec son premier roman, Le Passé simple (Denoël et Folio n° 1728). Une plume rageuse, un style à l'emporte-pièce : l'écrivain y décrit la révolte d'un fils contre son père, stigmatisant au passage la rigidité et l'hypocrisie sociale de l'islam traditionnel. A l'époque, le Maroc lutte pour son indépendance. Les nationalistes reçoivent très mal ce livre brûlot. L'ouvrage fait scandale - aujourd'hui, il fait plutôt l'objet de thèses. L'année suivante avec Les Boucs (Denoël, 1955, et Folio), Chraïbi peint les désillusions des immigrés en France avant de s'attaquer à l'éveil de la conscience politique (La Civilisation, ma mère !, Gallimard, 1972) ou à la domination pernicieuse de la société de consommation (Une enquête au pays, Seuil, 1981, et Points).
Depuis longtemps, sa réputation est faite. Avec sa tignasse en bataille et son long corps dégingandé, il est l'enfant terrible de la littérature maghrébine. "C'est un écrivain en liberté", écrit Tahar Ben Jelloun dans "Le Monde des livres", en 1994.
En cinquante ans de littérature, Driss Chraïbi signe une vingtaine de livres - une brillante carrière d'écrivain menée en parallèle avec une activité de producteur à l'ORTF et ponctuée d'un séjour au Canada. Au fil du temps, sa férocité laisse la place à l'ironie. Il écrit des ouvrages historiques qui le rapprochent du Maroc (La Mère du printemps, Seuil, 1982), et garde son humour acerbe pour une série de romans policiers plutôt loufoques dont le personnage central s'appelle l'Inspecteur Ali.
Trait d'union commode entre l'Orient et l'Occident, cet Inspecteur Ali ira mener l'enquête jusqu'à Cambridge, aux Etats-Unis, et en Afghanistan. (L'Inspecteur Ali à Trinity College, L'Inspecteur Ali et la CIA, L'Homme qui venait du passé, Denoël, 1995, 1996 et 2004). Une manière, pour Driss Chraïbi, d'explorer sans en avoir l'air les grands enjeux géostratégiques de son siècle.
Entre-temps, l'écrivain surprendra ses lecteurs en s'aventurant sur le terrain, plus inattendu encore, de la poésie et du sacré. Avec L'Homme du livre (Balland-Eddif, 1984), Chraïbi, une fois de plus, publie un ouvrage "à contre-courant". Emaillé de références coraniques, L'Homme du livre est une évocation anticonformiste de Mahomet, marquée, selon Chraïbi, du "sceau d'un mysticisme dont l'Occident aurait perdu le sens". Cet opus, qu'il mûrit pendant plus de dix ans, Driss Chraïbi veut qu'il soit une sorte de "main tendue". Aux musulmans pour leur montrer que la perception de leur monde ne se réduit pas à l'islam radical ou aux groupes armés. Aux Occidentaux, et surtout aux Français, pour qu'ils "acceptent la part méditerranéenne qui est en eux".
Il souhaite aussi en faire une oeuvre littéraire à part entière. Lui, l'écrivain marocain nourri au français du Littré, amoureux de Saint-John Perse et de René Char, tente une expérience de métissage linguistique : il veut "rendre la musicalité du Coran à travers la beauté de la langue française".
En 1998 et 2001, il a publié deux ouvrages d'inspiration nettement autobiographique. Le premier, Lu, vu, entendu (Denoël), est une évocation du Maroc des années 1926 à 1947 à travers les yeux d'un adolescent qui découvre le monde. Le Monde à côté (Denoël), qui s'ouvre à la mort d'Hassan II, en est le prolongement et dit l'espoir d'un monde meilleur.
Tout au long de sa carrière, Driss Chraïbi a reçu de nombreux prix littéraires, dont celui de l'Afrique méditerranéenne pour l'ensemble de son oeuvre en 1973, le prix de l'Amitié franco-arabe en 1981 et le prix Mondello pour la traduction en Italie de Naissance à l'aube (Seuil, 1999).
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